Un peu de légende
15ème siècle

Espagne - Exodes...            Un lien avec les juifs d’Orient ?


Peu vraisemblable pour ce qui concerne notre famille, même si de nombreux juifs venus d’Orient avaient il y a plusieurs siècles émigrés en Espagne (région de Tolède). Tout change en 1492 avec la fin de la Reconquista et l’expulsion des juifs et des arabes d’Espagne. Au règne d'Isabelle la Catholique, les juifs d'Espagne ont eu le "choix" entre se convertir au catholicisme ou s'exiler. Les uns vont s’installer sur tout le versant Sud de la Méditerranée du Maroc à la Turquie. D’autres se concentreront sur le Maghreb. D’autres encore remontent vers le Nord, à Londres d’abord, à Anvers ensuite jusqu’au moment de la domination espagnole. Ces exilés emmènent avec eux leurs traditions, notamment musicales, qui se mêlent progressivement à celles des régions d’implantation.

A ce propos, ci-joint extrait du livre LA SENORA de C. Clément. 

"Quand le couple royal espagnol décida d'expulser notre peuple, la Senora n'était pas née. Mais l'histoire de ce désastre marqua, dès leur venue au monde, les enfants des premiers exilés.

Ha ! Je veux bien que la Chute du Temple soit notre plaie toujours ouverte, mais je ne crois pas que le premier Exode ait été pire que celui de 1492. Ceux qui quittèrent le sol de Palestine, notre patrie perdue, ont pu croire, leur vie durant, qu'ils reverraient Jérusalem et reconstruiraient le temple détruit, mais en 1492, quand la religion juive fut interdite, quand nos pères durent abandonner l'Espagne, puis le Portugal, l'exil était absolu, et le peuple juif condamné à fuir.

Pendant quinze longs siècles, nos aïeux avaient vécu en paix sous la domination des Maures; ils avaient conseillé des princes, et même des rois chrétiens, ils les avaient soignés; mon propre père portait encore le titre de médecin du roi. C'est l'un des nôtres, le peu clairvoyant Abraham Senior, Grand Rabbin de Castille, qui favorisa le sinistre mariage de Ferdinand et Isabelle, les Rois Très Catholiques à qui nous devons tous nos malheurs. Ils firent de l'Inquisition un tribunal royal qui commença de nous pourchasser. Puis, dix ans plus tard, une fois tombé le faible petit roi Boabdil, dernier souverain  de Grenade, ils signèrent un édit d'expulsion des Juifs d'Espagne.

Le 31 mars de l'année 1492 fut un jour de deuil pour le peuple juif, et vit le commencement de son nouvel exode. On donna quatre mois à nos pères pour tout quitter; ils partirent en pleine chaleur d'août sur les routes desséchées, et n'emportèrent que les Thoras. Pour les encourager dans leur marche épuisante, les enfants, dit-on, jouaient du tambour, et l'on chantait; il y eut des morts, il y eut des naissances; les uns allèrent jusqu'à la mer, au Sud, et parfois s'embarquèrent; les autres passèrent au Portugal. Ce fut le cas de notre famille qui s'installa dans la Capitale.

Si les juifs étaient pauvres, ils payaient chacun huit cruzados en arrivant et gagnaient huit mois de répit; s'ils étaient riches, à raison de cent cruzados par personne, ils pouvaient s'établir au Portugal. Les Nasi avaient de l'argent; ils demeurèrent , changèrent leur nom et se surent sauvés. C'était compter sans la fureur obstinée d'Isabelle la Catholique; elle donna sa fille, qui portait le même prénom qu'elle, à Manuel du Portugal; quatre ans après l'édit espagnol, le roi Manuel à son tour obtint de la Papauté le droit d'expulser ses Juifs, comme les souverains d'Espagne. Ce fut bientôt chose faite.

Frappés d'interdit, les Juifs du Portugal n'eurent plus le choix qu'entre la fuite et la conversion. Quelques-uns décidèrent de partir; d'autres, la rage au coeur, acceptèrent le baptême; d'autres encore furent traînés de force dans les églises. Enfin, vingt mille de nos frères furent rassemblés sur les quais du port de Lisbonne; sur ordre du roi, on ne leur donna ni à manger ni à boire, pour les obliger à se convertir. Ceux qui résistaient auraient, s'ils tenaient bon, le droit d'embarquer.

Mais le souverain n'avait sans doute pas les idées claires; l'histoire tourna différemment. Ce roi orgueilleux s'était affublé d'un titre aussi long que ceux du Padichah qui règne sur l'Empire ottoman. Il se faisait appeler "Seigneur de la Conquête, de la Navigation et du Commerce d'Ethiopie, d'Arabie, de Perse et d'Inde". C'était l'époque où les Portugais s'en allaient conquérir des trésors lointains; leurs rois brûlaient de désir pour l'or et les épices, et leurs bateaux partaient à la recherche des Indes. Là se trouvaient la vraie merveille, le véritable objet de leur convoitise. Manuel Ier s'imaginait conquérir le monde.(...) Il laissa commettre des exactions sur les quais, puis eut une soudaine inspiration.

Quand vint pour les exilés le moment du départ, le roi Manuel fit baptiser de force, à grands seaux d'eau bénite, ceux qui allaient embarquer. Je n'ai rien vu de tout cela puisque c'était en 1496, mais l'on m'a si souvent raconté la scène que je l'imagine parfaitement. Sur les quais venteux de Lisbonne, nos Juifs affamés, les bras pleins d'enfants, furent brusquement aspergés d'eau sale et sainte tandis qu'un prêtre en chasuble d'or traçait sur eux, mais de loin, le signe de Croix...

Dûment mouillés, ils rejoignaient d'office le peuple des convertis, que les inquisiteurs, ces parvenus de l'Eglise, avaient appelés "nouveaux chrétiens". Le roi Manuel, convaincu par ses navigateurs de ne pas laisser s'échapper l'argent des banques juives, dont ils avaient le plus grand besoin, déclara chrétiens tous les Juifs du Portugal. Et ceux-ci résignèrent sagement à changer leurs noms propres en noms bien catholiques.

Les persécutions commençaient à peine; nos pères ne comprenaient pas encore le sort qui leur était réservé et continuaient d'espérer en la clémence des Rois Catholiques. Ils se trompaient, la terrible année 1506 vit nos premiers martyrs. Ma vieille nourrice avait eu si peur qu'elle était incapable de raconter ce qu'elle avait vu; mais à la nuit tombée, si la lumière d'un simple incendie enflammait la ville, elle fermait les portes et se cachait dans un coin sombre, en me serrant dans ses bras. Parfois, des mots sans suite lui échappaient malgré elle. Plus tard, j'ai su. Le Portugal avait d'abord vu arriver les cohortes misérables des Juifs d'Espagne avec leurs enfants. Il y avait eu ensuite une sécheresse abominable; puis la peste s'était déclarée. Les gens mouraient dans les rues comme ici quand ils sont empestés, la bouche racornie et le corps noir; les Portugais commencèrent à murmurer contre ces immigrés qui leur portaient malheur. Mais la peste, la sécheresse et le feu, les morts dans la rue, ce n'était pas encore le pire. Ma nourrice criait de frayeur quand lui revenaient dans son sommeil les souvenirs du massacre de Lisbonne, quelques mois après l'épidémie."


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