La transmission familiale

de Véronique SICHEM

 


Pareilles à des abeilles qui fécondent la terre, de fleurs en fleurs, les histoires de famille passent de bouche à oreille exprimant ce que rien d'autre ne peut dire. Ne sommes-nous vraiment qu'une histoire avec un début et  une fin? Qui la raconte?

Malgré la fierté, l'émerveillement, l'admiration, la tristesse, l'injustice ou l'horreur que l'histoire familiale racontée suscite, elle devient la base des croyances de la famille et tisse un lien dans l'indicible des choses. Tantôt, l'histoire tourne à l'intérieur du groupe et s'y enroule en spirale. Tantôt, subtilement, elle perce la muraille invisible du coffre-fort familial et nous relie aux autres.

Chaque famille opère autour de nous et en nous, un réel tricotage et depuis la nuit des temps, l'ambivalence du lien joue avec la vie et la mort. Nos familles nourrissent nos richesses, nos identités autant que nos limites en nous offrant deux lignages dans lequel nous inscrire. Dans nos choix, comment faire la part de décisions personnelles et d'injonctions familiales puisque chaque être est le résultat de décisions comme de projets qu'on a fait pour lui. C'est une erreur de s'attribuer tout ce qu'on accomplit et tout ce qu'on éprouve. Nous sommes aussi les instruments de projets que d'autres, parents ou à travers eux, aïeux, ont eu pour nous. Projets que nous réalisons à la mesure de notre talent durant le déroulement de notre vie. Projets que tels des fils nous reprenons pour broder notre propre trajectoire de vie. Projets que nous perpétuons souvent à notre insu en les transmettant à nos enfants.

Comme dit Vincent de Gaulejac [1],

nous sommes le produit d'une histoire dont nous tentons de devenir l'acteur.

Raconter sa vie, c'est un moyen de jouer avec le temps: (re)construire son passé à travers des récits successifs, vivre le présent et accueillir le futur. Le témoin professionnel de ces récits ne propose pas une lecture unique. Il accompagne la personne dans l'exploration des fils invisibles, par petites touches, et l'invite à une mise en lien active, à identifier les mécanismes défensifs et les inhibitions mentale, psychique, corporelle, émotionnelle présentes dans la famille autant qu'en elle-même. Ce n'est pas tant la production de connaissance qui est visée que la remise en mouvement de processus internes à P2 qui sont bloquées ou agités.

 

La famille, ce sont d'abord des liens qui nous enracinent.

 

"Un homme vient de mourir. On conduit le cercueil au cimetière en grand équipage. Un homme est là, qui pleure vraiment très fort. Un autre lui demande: "Vous êtes de la famille?". L'homme pleure de plus belle et répond que non, justement."

 

 Le troupeau

Sauf quelques rares prédateurs, comme le requin blanc ou le léopard, la plupart des animaux se regroupent en communautés. Sur le principe de l'union fait la force, le troupeau, la harde, la meute, ... constituent la meilleure protection. Pour l'être humain, la famille constitue en quelque sorte ce même noyau protecteur. Sur la famille, groupe humain le plus répandu, repose la responsabilité d'offrir à l'enfant un environnement "suffisamment bon, suffisamment simple et suffisamment fiable" pour reprendre la formule de Winnicott[2],

célèbre pédiatre et psychanalyste anglais. L'enfant reçoit un cadre qui définit son espace et son temps, lui donne des limites, assure la permanence du lien et la continuité des relations (espace protecteur) dans lequel il peut se développer et  s'ouvrir au monde (espace permissif). Avec sa famille, on tisse des relations et des liens. Les liens concernant la représentation intrapsychique que nous nous faisons de la relation entre les membres de notre famille, de eux à nous et de nous à eux. Les relations réelles qui se développent entre les membres de la famille sont des plus complexes, car elles sont très affectives, passionnées, passionnantes, passionnelles parfois, et parce qu'une grande part est non consciente. Les relations et les liens entre les membres d'une famille reposent sur trois points: un réseau identificatoire, la vie intrapsychique de chacun et la vie relationnelle de groupe.

La famille est un ensemble d'éléments articulés les uns aux autres et organisés dans le but de maintenir la stabilité et l'équilibre tant du groupe que des individus. Chaque membre est lié au comportement des autres et de ce fait, toute modification du système par un membre du groupe entraîne des réactions en chaîne.

Maintenir l'équilibre du groupe permet de réduire l'instabilité et l'anxiété qui en est issue. Toutefois, l'édifice doit garder sa capacité de transformation pour supporter la mouvance des individus qui le composent, qui vivent, respirent, bougent et changent, et ce tout en restant équilibré et pour que la règle relationnelle et affective est celle des affinités et donc des différences.

 

Quand tu ne sais plus où aller, rappelle-toi d’où tu viens

Proverbe du Bénin

 

 

 

Héritages et legs de naissance

Les mémoires familiales ne se limitent pas aux enfants du même sang: elles s'inscrivent dans l'émotionnel et le cellulaire de chaque enfant, qu'il soit enfant biologique ou non, car un enfant qui n'est pas encore conçu existe déjà dans l'esprit, le coeur, les paroles de sa famille. Il est déjà là alors qu'il n'est pas né et recevra à la naissance un legs rédigé bien avant elle.

L'enfant en naissant dispose d'un capital personnel de potentialités qui le prédisposent à la communication et à l'échange: il va d'emblée chercher la relation car il a besoin de liens pour nourrir sa vie psychique. "Un enfant seul, ça n'existe pas" disait Winnicott. En effet, un enfant n'est pas un psychisme isolé: il est un organisme dynamique baigné dans un contexte au sein duquel les parents transmettent tout ce qu'ils savent, tout ce qu'ils ont appris de leurs parents et ce qui leur tient à coeur.

Si un membre du contexte est perturbé par un stress, le psychisme et le corps de l'enfant autant que celui de la personne perturbée se fabriquent une adaptation.

Ainsi, toute modification de l'état émotionnel chez un parent, conscient ou échappant au champ de la conscience, s'accompagne de modifications correspondantes au niveau psychologique et même cellulaire de l'enfant. Les enfants ressentent, par exemple, les mésententes familiales parce qu'ils sont en communication très forte avec le vécu affectif et l'inconscient d leurs parents, même si ces derniers ne se disputent pas devant eux. Les enfants sont comme des éponges affectives.

Au sein de la famille où il naît, résultat d'un métissage de deux lignages, l'enfant hérite d'un prénom, d'un nom, d'une histoire, de mythes familiaux, d'une classe sociale, d'une culture, d'un lieu géographique de vie, d'habitudes, ... qui conditionnent et déterminent les processus identificatoires sur lesquels il va se construire et le rôle qu'il prendra dans la danse familiale.

La famille transmet aussi des styles relationnels et des mécanismes de défense qui, dans l'adversité permettent de ne pas se laisser délabrer. Ainsi, par exemple, les mécanismes de déni (je ne souffre pas, ce n'est pas grave, tout va bien, ca va aller), d'isolation (raconter un événement chargé sans aucune émotion), de fuite en avant (agir sans cesse pour s'empêcher de sentir), de rationalisation (chercher à comprendre pour maîtriser l'émotion insupportable), de créativité (s'exprime grâce au détour de l'art ou de l'écriture)... Ces moyens permettent de retrouver le monde là où, à tort ou à raison, on a le "sentiment d'avoir été chassé de l'humanité". Ainsi, notre capacité derésilience, terme emprunté par Boris Cyrulnik[3]

à la physique (capacité qu'ont les métaux à reprendre leur forme initiale après un choc) se tisse aussi à travers notre famille. La manière de réagir face aux agressions extérieures repose sur l'acquisition de ressources internes imprégnées dans le tempérament, dès les premières années, d'une part,  à travers les interactions précoces et d'autre part, à travers les tuteurs de résilience. On appelle tuteurs de résilience, tout d'abord, la manière dont les agressions, les blessures et les manques sont commentés dans le contexte familial et social, et d'autre part, la manière dont il est possible de rencontrer des lieux d'affection, d'activités et de paroles que la société dispose  autour de la personne blessée.

Chaque famille est comme une troupe théâtrale au sein de laquelle chaque acteur a un rôle à jouer. Le talent de chacun va orienter la pièce. Il y a des rôles principaux, des rôles secondaires, de figuration, de doublure, de souffleur, de maquilleur, de cascadeur, d'éclairagistes,...Sur les rôles principaux repose une importante responsabilité. Celle qui pèse sur les vivants: nourrir, vêtir, soigner, protéger, opposer le principe de réalité au principe de plaisir. Sur les vivants comme sur les ancêtres: inscrire psychiquement, citoyennement, généalogiquement et socialement l'enfant dans un groupe et l'initier à la vie.

 

Loyautés familiales

Si vos enfants vous demandaient "comment seront mes enfants?", comment répondriez-vous? Si vous répondiez "cela dépendra aussi de celle ou de celui qui sera ton partenaire", vous lui donnez le droit d'aimer, de grandir, de changer, d'amener de la transformation à son système familial,... Par contre, si vous répondiez, "comme toi, comme moi ou comme nous" , vous le contraignez à  penser l'engendrement uniquement que comme la reproduction de l'identique et l'enfermez dans un fonctionnement rigide. En répondant cela, vous omettez de désigner celui ou celle qui sera son partenaire et alors déjà, par une jalousie dont vous n'avez peut-être même pas conscience, vous le faites divorcer ou rester célibataire.

Puisque l'enfant est ainsi chargé de mission, d'une part, il possède de ce fait, un réel pouvoir sur sa propre trajectoire, sur son système familial et sur ses parents: il peut, pour la part qui est la sienne,  par son attitude, générer un conflit parental, amplifier ou apaiser  un conflit existant, empêcher ou provoquer une dissociation du couple...

D'autre part, une loyauté s'institue. C'est l'attitude positive de fidélité, de sincérité et de solidarité transgénérationnelle à l'égard d'une personne ou un groupe ou d'un contexte. Une famille appelle la loyauté de ses membres lorsqu'elle attend de ses membres qu'ils choisissent  et préfèrent ce contexte-ci à un autre: "fais le  bon choix" (sous-entendu, le nôtre). La loyauté inscrit toujours dans une relation au moins triangulaire: on est loyal vis à vis d'un contexte par rapport à un autre). Il ne s'agit donc pas d'une répétition du passé mais du résultat d'un choix préférentiel à faire et d'une force régulatrice des systèmes: comme au temps de la féodalité où le vassal  recevait sécurité et protection du suzerain auquel il jurait fidélité et assistance pour sa survie.

La loyauté ne concerne pas donc pas le sentiment d'attachement ou le sentiment de loyauté mais bien la "parenté" au sens large (biologique, généalogique, affective, psychologique). Elle a fonction également de tentative de pallier les "pertes" que vivront les parents à chaque étape de la croissance de l'enfant.

Nous vivons une histoire, la nôtre, celle de quelques proches vivants ou ancêtres et aussi celle que nous partageons avec nos voisins, notre peuple, la terre entière.

L'histoire familiale nous éloigne à la fois des soucis de notre génération en nous centrant sur d'autres qui nous ont précédé et en même temps, habilement, nous y ramène. Le miroir familial apparaît. Nous nous y reconnaissons. Il nous apporte un sentiment de permanence dont la force est de nous rassurer. Il renforce aussi notre système de croyances, réelle banque de données quand il s'agit de répondre aux situations que notre vie nous fait traverser.

 

 

 

 

Lignages, lignée et génome

Nous sommes les maillons d'une chaîne évolutive vivante, inscrits généalogiquement entre le lignage et la lignée, chaîne dont nous véhiculons le génome.

Le génome, c'est ce que nous avons reçu de nos lignages paternel et maternel et que nous transmettons à notre lignée.

Le lignage, ce sont ceux qui nous précèdent .

La lignée, ce sont ceux qui sont encore vivants quand nos parents ne seront plus qu'un nom gravé sur une pierre.

Lignage, lignée et génome impliquent autant les liens de sang que les liens symboliques. On hérite à la mort, des titres, des dettes  ou du patrimoine. On a hérité à la naissance d'un héritage de savoir-vivre tant social, culturel qu'éducatif qui nous est légué à la naissance: conduites, références, idées, valeurs, règles de vie, rituels. C'est l'habitus, terme que l'on trouve déjà chez Aristote et qui est repris par Pierre Bourdieu en sociologie pour désigner le système de dispositions durables acquis par l'individu, issues de sa condition sociale et lui permettant des stratégies subjectives et des possibilités objectives pour répondre aux situations du présent.

 

La famille, ce sont aussi des liens qui nous ligotent

 

"Deux hommes trouvent un sac d'or. "Je te propose un partage de frères" dit le premier. "Je préférerais moitié-moitié" dit le second".

 

La plupart des personne intéressées par explorer leur histoire familiale le font moins pour s'y inscrire que pour s'en dégager. Elles ne la vivent pas comme un espace structurant et encourageant leur développement mais comme un fardeau dont il faut se débarrasser, un carcan qui les enferme et un lien qui les aliène.

Tous nous avons une histoire, cousue de heurts, de bonheurs et de malheurs. Mais ce qui agit en nous et se joue de nous, c'est l'insu. L'insu, dit Vincent de Gaulejac, c'est un su qui ne se sait pas encore. C'est tout ce qui ne vient pas à la connaissance consciente et qui, dans nos récits, prend forme de destin, de hasard, de coïncidence, de fatalité,...  

 

J'emprunte ici, en métaphore, la tradition juive qui suppose que derrière les mots, l'ordre des mots et la place des lettres s'exprime une structure secrète. Un message placé par on ne sait qui ni pour quoi confère un autre sens derrière le masque des apparences.

L'histoire familiale est une transaction à double-fond. Elle est au premier niveau, une histoire publique. C'est ce qui se parle devant tous. A un deuxième niveau, elle est aussi privée. On pourrait même ajouter "privée de quoi?" La loyauté ne devient source de troubles que lorsqu'elle ne peut plus s'exprimer à l'air libre. Elle devient alors tout ce qui ne se ressent qu'entre "nous", ce qui est "mal dit", "mal digéré" ou carrément "non dit". C'est ce niveau d'histoire qu'on appelle en analyse systémique, le mythe familial, en sociologie clinique le roman familial et en analyse transactionnelle le scénario de la saga familiale. Il pourrait se définir comme l'ensemble d'une part, des ressources qu'un groupe familial se reconnaît et qui permet à ses membres comme au groupe lui-même de s'épanouir et d'autre part, des limita­tions illusoires que ce groupe s'impose, par des décisions prises dans des situations tendues, où une menace a existé pour la (sur)vie du groupe et/ou de ses membres". Sous l'influence du scénario, nous agissons comme l'aiglon du conte tibétain: par erreur, il a été élevé parmi les poules. Un jour il regarde vers le ciel, voit un aigle planer majestueusement dans le ciel et se prend à rêver de faire comme lui. Une poule passant par là le sermonne, lui rappelant qu'il est un poulet et non un aigle. Il renonce ainsi  à devenir lui-même. 

 

La prise de conscience repousse les limites plus loin et permet de planter là ses aïeux, c'est à dire à la juste place dans son arbre généalogique, et permet d'orienter ce qu'on transmet à la génération suivante. On peut passer de "tu es pensé par ta famille" (lié, aliéné,...) à "tu es, tu respires, tu penses par toi-même tout en restant relié à ton groupe" (relié, allié,...) .

Si vous voulez comprendre ce qui vous détermine à votre insu, la réponse n'est pas dans le conscient des familles mais bien dans ce qui échappe au champ de la conscience. En particulier, dans le stress inconscient des familles. C'est à dire là, où on a remisé dans un coin des cerveaux, la charge émotionnelle liée à des événements, ceci avec l'illusion d'éviter ainsi d'en souffrir. Ce qui est refoulé participe à la constitution du scénario de la saga familiale.

Occupez-vous de vos ancêtres, des dates de naissance et de morts, des problèmes auxquels ils été confrontés et ceux qu'ils ne sont pas arrivés à résoudre, de ce qui fait déchanter votre arbre généalogique c'est à dire les mystères qui planent, les déshonneurs et les hontes, les non dits,  les culpabilités, les sur valorisations, ... et les lapsus généalogiques (c'est à dire les ratures, les positionnements non conformes, les erreurs de classement, les liens inopportuns,... qui témoignent de rivalités fraternelles, de préférences parentales, d'alliances et de rejets inconscients,.. ) . C'est de cela que vous portez le poids. 

Tant que l'on ne connaît pas son histoire, on ne peut ni l'accepter ni la dépasser : là où nos liens nous ligotent à notre insu, nous faisons comme le coq: même les pieds dans le fumier, nous continuons  de chanter le même chant. Or, la vie d'une famille est bien trop riche pour se limiter à un seul chant.

 

Répétitions familiales ?

Il ne s'agit pas de malédiction violente, ni de dettes d'ancêtres à rembourser, ni de répétitions inévitables, ni de pardon à faire, ... mais d'écho-incidences. La question de la fatalité ou de la répétition est souvent discutée. On n'est pas sûr que l'histoire se répète. La vie place les humains depuis la nuit des temps devant des événements similaires: à chaque génération, il y a des morts, des mariages d'amour, des mariages de commodité sociale, des faillites, des réussites, des naissances, des relations extra-conjugales, des accidents, des vengeances,...

Devant ces événements, ce qui tend à se répéter inlassablement parfois, ce sont les modèles de réponses et les systèmes de croyances venant des générations précédentes. 

 

Ce qu'il s'est passé, personne ne l'a fait exprès: quand le stress est là, la seule chose qui compte pour un être humain, c'est la solution pour s'en débarrasser. L'expulsion d'un stress nécessite parfois plusieurs générations pour se faire. Comme quand on jette un caillou dans l'eau, l'onde se répand de génération en génération. Ces cycles d'expulsion fonctionnent comme un écho d'une incidence: comme sur u rouleau de papier sur lequel on a écrit, les lignes écrites se superposent à d’autres lignes.  

Prenons l'exemple du secret et de son évacuation. Je ne parle pas ici du secret normal, utile et structurant pour l'enfant: au moment où l'enfant réalise que ses parents ne connaissent pas l'entièreté de se pensées, il quitte progressivement la toute-puissance. Chacun a un droit à ce secret qui protège son espace intime ("son jardin secret"): il ne s'agit pas de tout dire. Je parle ici du secret dont on commence gardien et dont on finit prisonnier, celui qui apparaît quand la loyauté ne peut plus s'exprimer. Le mot secret désigne d'ailleurs le fait de garder (mis dans le secret) comme le fait d'être gardé (mis au secret, tenu au secret). Parler de secrets dans un groupe ou une famille ne signifie pas un événement extrême comme des enfants nés d'unions réprouvées, des vols, une collaboration avec l'ennemi pendant une guerre, des relations incestueuses, un viol, des enfants nés de père inconnu, des mésententes longues entre les branches d'une famille, héritées de partages de patrimoines contestés. Il peut s'agir de faits  banaux: un fils qui lit des revues érotiques en cachette, un mari qui éprouve du désir pour sa secrétaire qu'il invite au restaurant sans qu'ils aient pour autant une liaison, une personne qui rentre tard chez elle régulièrement sans partager à son partenaire ce qu'elle fait de son temps, un enfant qui cache une "bêtise" qu'il a faite...

Le secret produit un processus de stagnation relationnelle et familiale: la personne qui en est gardienne est partagée entre l'envie de s'en libérer en parlant et la peur de porter atteinte à ceux qui le partagent. Il en résulte des perturbations dans ses relations avec son entourage, notamment avec ses enfants: il est interdit d'oublier (pour se rappeler ce qu'on ne peut dire) et interdit de dire.  A la deuxième génération, ce qui est n'a pas été nommé est devenu "innommable", ce qui n'a pas été avoué est devenu "inavouable". Aucune représentation verbale ne peut se faire même si le contenu du secret est pressenti, il l'est sans que ce soit certain. A la troisième génération, le secret devient impensable: il est descendu les profondeurs du psychisme mais reste inscrit dans le corps. Il est pressenti de manière diffuse. Le cerveau (psychisme et corps) qui fonctionne par association et symbolisation autant que par la pensée rationnelle, donne toujours une solution "parfaite" ou bio-logique. La personne perçoit des sensations, des impressions bizarres dont elle ne sait que faire et qu'il lui est impossible d'expliquer. Ensuite, les effets du secret ont tendance à se dissoudre dans les comportements, les pensées et les émotions des descendants. Cependant, dans certains cas, la chaîne des générations peut s'interrompre quelques générations après: les effets sur les descendants peuvent entraver la procréation et la lignée peut s'éteindre...

 

La saga familiale.

Chaque personne prend à travers sa pensée, son corps et ses émotions des décisions scénariques. Les décisions peuvent être issues des tensions entre membres du groupe familial ou d'événements historiques à forte charge émotionnelle, dans la famille ou à sa frontière avec le monde extérieur. Ces décisions, sortes de conclusions sur soi, sur les autres et sur la vie, sont le meilleur moyen que la personne trouve dans la situation de stress, pour survivre, affronter la réalité et satisfaire ses besoins tout en restant loyal à son groupe familial. Ainsi, une jeune fille a exprimé à deux ans, un eczéma rebelle à tout traitement au même âge où sa mère a été séparée de sa propre mère, hospitalisée pour dépression. Cet eczéma est réapparu chez elle, à divers moments en circonstances de séparations. La peau est le lieu privilégié de contact. Lorsque quelqu'un a la peau ainsi irritée, elle ne peut être touchée sans douleur et simultanément est très stimulée par un contact doux pour l'enduire de la lotion traitante. L'eczéma de cet enfant semblait ainsi rappeler le manque de contact que sa mère, elle-même avait connu enfant. En remontant les générations, l'arrière grand mère de la jeune fille, avait perdu de maladie un fils de deux ans et ce deuil non terminé, l'avait empêché de se montrer aimante pour sa fille, la grand-mère de la jeune fille. L'arrière grand-mère quant à elle avait été placée en nourrice par sa mère et abandonnée à cette nourrice à l'âge de deux ans. Cet événement était tenu secret, l'enfant abandonné étant vraisemblablement le fruit de la prostitution de sa mère. 

 

Transpiration des stress familiaux à notre insu.

Divers phénomènes constituent des dérivatifs du stress inconscient des familles. Par exemple:

Les clivages de  loyauté

On appelle clivage de loyauté, la situation de non choix possible qui apparaît quand une personne est prise en deux loyautés concurrentes, la première à A et la seconde à B: si je choisis A, je trahis B et inversement: risques suicidaires quand les choses se jouent au 3ème degré des jeux psychologiques. Je recours à la métaphore de la plaque tournante du train pour expliquer comment en sortir: tant que je suis sur la plaque tournante, je ne vois que quelques voies, celles qui me font face, et le paysage reste le même. Dès que j'avance sur une voie, le paysage change.

Ainsi, par exemple, un enfant pris entre la mère et le père dans leur conflit de couple se drogue retournant l'attention de ses parents envers lui, ce qui a pour effet qu'ils mettent leur propre conflit en veilleuse. Le thérapeute peut aider à sortir du clivage en reformulant que le fils a la capacité de ne blesser personne et de prendre les autres en compte et stroker les parents de lui avoir appris cela.

Autre exemple fréquent. Une mère et son compagnon se plaignent qu'au retour des enfants de chez leur père, ceux-ci sont débridés, agités, perturbés et qu'il leur faut plusieurs jours pour les aider à retrouver le calme. Le thérapeute peut aider à sortir du clivage de loyauté en reformulant qu'heureusement qu'ils peuvent exprimer leur colère chez vous. Et en soulignant qu'ils ont appris à l'efnant que chez eux, il y a de la place pour ce qu'ils ressentent même s'ils n'arrivent pas à le dire. S'ils n'avaient pas cette possibilité, sans doute, auraient- ils des troubles scolaires ou de comportements plus graves.

Le conflit de loyauté, quant à lui, est une situation inévitable et non pathologique liée aux changements de cycles de vie Ainsi, lorsque je me marie, je "fais mal" à mes parents en les quittant parce que j'installe une distance avec ma famille d'origine.  Cependant, cela fait partie du développement sain: je dois pouvoir prendre distance avec la loyauté à mes parents pour devenir loyal à mon couple.

 

L'inscription dans le temps qui passe.

Quand un déséquilibre s'installe entre le maintien de la stabilité du groupe et la capacité de transformation de celui-ci, les familles ne s'inscrivent plus  de la même manière dans le temps. Dans son observation des groupes pathologiques, Guy Ausloos[4]

a montré que pour les familles rigides, les groupes totalitaires ou sectaires, le temps s'écoule imperturbablement sans qu'aucun changement ne survienne. Le temps est comme figé, arrêté. Il ne peut y avoir ni conflits, ni crises, ni projet, ni vie. L'équilibre et la préservation du groupe prennent le pas sur les individualités qui le composent. Le berger du troupeau, patriarche "de droit divin et absolu", dictateur ou gourou met son énergie à empêcher les personnes de quitter le groupe, se basant sur la croyance que lorsqu'un individu quitte le groupe, ce dernier voit sa survie menacée. Mieux vaut alors le suicide ou la folie des individus à la mise en doute du groupe.

A l'inverse, dans les familles et les groupes chaotiques, le temps est événementiel: et empêche la mise en mémoire. Il est rythmé par les événements qui se succèdent, venant de la famille ou de l'extérieur: la famille passe de crise en crise et d'événements en événements. Le fait que tout change sans cesse provoque une telle surcharge d'informations que rien n'est fixé. Chaque événement interrompt le fil de la pensée et le pouvoir de la  mémoire. Les membres de ces familles se sentent impuissants à traverser les conflits si ce n'est dans les passages à l'acte (violence sur soi, sur autrui, sur les objets). Les passages à l'acte sont toujours l'indicateur d'une perte de maîtrise de soi, de pouvoir dans la situation et de peur. Il est une mise en actes à l'extérieur de la famille de ce qui ne peut être dit ou solutionné dans la famille. 

 

La maladie

"Ne lui parle pas de cela, il en ferait une maladie", "tu vas me rendre malade", "arrête de m'énerver, tu m'ulcères", "tu joues trop avec mes pieds",  "j'en ai plein le dos", "cette histoire me rendra folle" ... dit-on dans certaines familles. La maladie est une tentative de guérison, disait Winnicott. Sans exclure la dimension médicale des troubles, la maladie est aussi l'expression d'un conflit. Par conflit, il n'est ici pas question de dispute ou de rivalité mais de l'augmentation d'un stress dans une problématique vis à vis d'une situation, de soi ou d'un autre.

Trois éléments conduisent à un conflit: une stimulation qui dépasse notre seuil critique de stress (un seul coup fait monter la pression trop haut, de la même manière qu'à la kermesse, le coup de poing fait monter le contrepoids jusqu'au gong), une accumulation de stress (goutte à goutte qui finit par faire déborder le vase), un stress racine mis en sommeil et qui remonte à la surface des années après, "au hasard" d'une autre événement relié au précédent ne fusse que par un détail en apparence insignifiant.

Le cerveau s'il ne veut pas disjoncter nous envoie une option c'est à dire une tentative de réparation qui vaut mieux que "mourir de stress". Ce n'est pas la réalité de la situation qui provoque la maladie mais le ressenti émotionnel négatif que chacun élabore à partir d'une situation. Comme si la biologie répondait à la situation émotionnelle. Dans le travail transgénérationnel, il s'agit de questionner les effets d'une atteinte physique: ceux-ci deviennent les clés du conflit à la source. L'atteinte par sa forme, sa tonalité et sa fréquence remplit en quelque sorte une fonction trans-générationnelle.

 

La parentification

Beaucoup de nos décisions consistent à porter l'angoisse d'un parent avec comme illusion d'ainsi garantir que ce parent sera plus disponible à s'occuper de l'enfant s'il est allégé de son stress. Appelée "symbiose du second degré" en analyse transactionnelle, je lui préfère le terme de parentification, tiré de la thérapie contextuelle, car il met l'accent sur une inversion dans la chaîne des générations (l'enfant devient le père ou la mère de son père ou de sa mère) autant que la dynamique émotionnelle associée. L'épiscénario rejoint la notion de parentification puisqu'il y a inversion dans la relation entre un parent et un descendant ayant pour conséquence que le descendant agit au niveau psychologique comme le parent de son parent. De cette manière, l'enfant est privé de pouvoir donner à ses propres descendants ce qu'il a reçu car il est occupé à rendre à ses propres parents, créant ainsi une inversion générationnelle.

La parentification est un véritable enkystement chez l'enfant des idées non conscientes d'un autre et s'inscrit le plus souvent dans l'incapacité de procéder à un deuil. Ces idées le hantent par procuration comme le fantôme d'un aïeul, comme une contagion psychique parentale. Faire silence sur une émotion ou sur une personne, c'est lui refuser toute existence concrète et favoriser la création d'un être mythique, idéalisé, sorte de fantôme prisonnier d'une crypte. Pour Abraham et Torok[5],

le fantôme (ou revenant), c'est une formation dans l'inconscient résultant de l'inavouable d'un autre (un suicide, un inceste, un crime, la bâtardise, attente d'un retour au pays d'origine, un deuil non fait, ...).

Ce ne sont pas des trépassés qui reviennent nous hanter mais leurs lacunes laissées en nous, qui se traduisent par des symptômes et un sentiment d'étrangeté. Le corps de l'ancêtre est bien enterré mais quelque chose de son histoire se cache dans une crypte portée par quelqu'un de sa famille, dans son coeur, dans son psychisme et dans son corps, pour que l'on n'oublie pas sa souffrance. Le porteur du fantôme et de la crypte finit par s'identifier à ce qu'il port, ne faisant plus la différence entre lui et le non-lui. Travaillant sur la transgénérationnel, l'intervenant l'aidera à identifier la crypte, le fantôme et à se différencier de celui-ci et cicatriser la mémoire douloureuse.

 

Le syndrome d'anniversaire

Joséphine Hilgard[6]

parle de "syndrome de double anniversaire" pour nommer ce que apparaît comme des événements se répétant dans les familles.  C'est le cas des personnes qui se sentent mal, sont inquiètes, font un épisode dépressif chaque année à la même époque en apparence "sans raison". Et généralement, lorsqu'on pose des questions sur les événements dans les années antérieures, il (ré)apparaît au niveau de la conscience que c'est la période de fragilisation de la mort d'un proche, d'une séparation, d'un événement difficile, ...

A. Ancelin Schützenberger parle d'une "période de fragilisation" ou de "stress d'anniversaire", apparaissant lorsque la personne commence à atteindre l'âge où quelqu'un de ses proches, familles ou amis, a vécu un épisode difficile ou traumatique. Par exemple, David 32 ans, présentant tout à coup des troubles cardiaques non objectivables médicalement, et réalisant son génosociogramme que  son père et son grand-père sont tout deux décédés à cet âge d'un infarctus.

Le cerveau a enregistré un événement x qui se situe à une période x de l'année. Par exemple, un déménagement dans une autre région par exemple en avril, saison du pollen, qui implique un changement d'école, en septembre. Chaque année, à ces deux périodes, le cerveau relie par simple contact avec le pollen en avril et par simple contact avec le climat de rentrée scolaire, le ressenti, les comportements, les sensations, les pensées liées à l'événement qui s'est produit et qui peut-être, a même été oublié. Le système parasite se remet en place à notre insu.

 

Nombreux sont ceux parmi nous qui présentent des réactions d'anniversaire à l'approche des fêtes de fin d'année. Ainsi, dans le travail avec les parents qui consultent pour un adolescent de 15 ans présentant tel symptôme, l'intervenant s'intéressera à ce qu'il s'est passé pour les parents à 15 ans dans leurs relations avec leur environnement et avec leurs  propres parents.

 

Le prénom choisi

Le prénom est la première injonction familiale. Pour Freud, par le choix des prénoms, les enfants deviennent des revenants.

 

Le blocage de l'apprentissage

On se bloque dans une matière pour ne pas raviver une souffrance. Par exemple, alors que je suis douée pour l'apprentissage des langues, je ne suis pas parvenue adolescente, à apprendre l'allemand. Comme si j'étais devant l'allemand, atteinte d'une surdité et d'une cécité psychologiques: mes yeux et mes oreilles ne parvenaient pas à voir et à entendre, aveugles et sourds à quelque chose. Un mot reste pourtant bien appris de cette période qui signifie "mouchoir": bien utile en cas de deuil. Pour ma famille, comme pour beaucoup, l'allemand rappelle deux périodes de guerre et des souvenirs marquants d'exode, de perte, d'insécurité, de manque. Adolescente, j'ai utilisé en toute bonne foi le prétexte de l'exercice de mon libre arbitre pour arrêter les cours mais à y penser avec recul et meilleure connaissance de l'histoire de ma famille, c'est comme si en hommage inconscient à mes ancêtres, mon cerveau s'est bloqué sur cette matière.

 

Les mathématique par la théorie des ensembles et les 4 opérations de base, et l'histoire par ses successions de père et de fils, traduisent par excellence les conflits d'identité, de filiation et  d'appartenance: qui suis-je?

Le blocage en lecture traduit généralement la décision de ne pas apprendre une nouvelle qui pourrait faire mal. Blocage très courant relié à un secret familial, à un mensonge ou à une trahison. Lire, c'est risquer d'apprendre qu'on nous a encore caché quelque chose,  menti ou trahi.

Les troubles de l'orthographe traduit généralement des conflits d'ordre et des syndromes de parentification. Mettre les lettres justes dans le bon ordre, c'est (re)trouver sa place exacte dans la chaîne des générations.

 

Le rapport à l'argent

Les histoires qui se racontent ou qu'on entend dans les familles sont comme des pièces de monnaie qui finissent par constituer un véritable trésor familial. L'argent est à la fois, un indicateur d'identité sociale et de pouvoir (fortune, biens, patrimoine), un privilège ou un handicap (les éléments du train de vie) et la marque d'un savoir ou d'un savoir-faire (les revenus). Cependant, entre l'acheteur et le vendeur, le donateur et le bénéficiaire, le légataire et l'héritier, le voleur et le volé, l'argent revêt aussi une valeur symbolique. Les expressions utilisées dans les histoires familiales indiquent la symbolique des conflits traduits dans le rapport à l'argent et à la possession.

Alain Crespelle a montré que l'argent peut être par exemple, symbole

1. de vie ou d'énergie vitale), de puissance sexuelle, de fécondité.

Exemple: en hébreu, dam (sang) et damim (argent), Harpagon qui crie "on m'assassine" quand il s'aperçoit qu'on lui a dérobé son or, se saigner aux quatre veines, gagner sa vie, couper les vivres, faire monter les enchères, les rentes et indemnités versées en compensation des dommages et préjudices subis, boulimie d'achats, incontinence des dépenses, transmission du patrimoine,...

2. de protection et d'amour bienveillant (caring).

Par exemple: l'amalgame entre le paiement et la sécurité (je ne risque rien, je suis bien assuré), l'amalgame entre donner et dominer comme dans les cadeaux empoisonnés (si tu ne viens plus me voir, je te retire la voiture ou  l'argent pour tes sorties), l'avoir comme substitut d'amour et de protection (comme dans les larcins , il est question de " je le veux, j'y ai droit"), l'amalgame entre être quitte et être quitté comme dans la dette, le divorce, ...

3. d'importance, de considération, de valeur personnelle.

Par exemple: l'amalgame entre considération et argent dans la phrase du client au thérapeute: vous vous intéressez à moi car c'est votre métier (sous entendu vous êtes payé pour ça!) , la jalousie et l'envie entretenue par la confusion entre récompense pour la qualité du travail et marque d'une préférence (les boni, les étrennes, les récompenses, et autres gratifications).

 

Les passe-temps

Le passe-temps, ce sont ces conversation typiques, légères et superficielles comme parler de la pluie et du beau temps, du match de foot de la veille, animaux domestiques, cuisine ou chiffons, parents-profs, ... Ils émettent des opinions toutes faites, des banalités et des généralités. Souvent, les passe-temps sont étonnement chargés de sens comme si passe-temps égalait "temps passé". Ainsi, par exemple, cet homme qui parle de ses accrochages multiples qui ont occasionné des dégâts à la carrosserie sa voiture. Or, sur le plan psychologique, il parle de se blinder car il prend des coups et à chaque fois qu'il n'est pas arrivé à se défendre, il se sent coupable de sa non répartie. Il avait enfant, honte de son père qui dévalorisait les autres  (lui compris) en public. On peut prendre "passe-temps" au sens public du terme également. Ainsi, Nicolas Abraham cite l'histoire d'un de ses clients, géologue amateur et chasseur de papillon. Chaque week-end, il va chercher des cailloux, les ramasse et les casse et attrape des papillons qu'il achève dans un bocal de cyanure. Faisant un travail thérapeutique centré sur le transgénérationnel, il découvre e l'existence d'un grand-père dont il ignorait l'existence car personne n'en parlait. Allant voir la famille de son grand-père, le père de sa mère, il apprend le secret: l'homme aurait dévalisé une banque et peut-être même pire. Il a été envoyé au  "bataillon d'Afrique" casser des cailloux et serait mort dans une chambre à gaz!

 

L'impasse généalogique (concept de Vincent de Gaulejac).

L'impasse généalogique qui consiste en une décision paradoxale "je ne veux pas être ce que je suis" indique généralement la présence d'un secret, d'un déshonneur ou de soupçons sur les générations précédentes. La personne se vit comme héritière d'une faute parentale: elle est habitée par des parties d'elle-même, résultat d'identifications inconscientes, qu'elle rejette parce que reliées à des émotions négatifs, elles-mêmes reliées à des événements détestables. La personne est prise dans une filiation qu'elle refuse tout en ne pouvant pas le faire puisque cette filiation fonde son identité. Très fréquente chez les personnes dont la famille a été discréditée comme par exemple, dont les parents ou grands-parents ont collaboré avec l'ennemi pendant une guerre ou dans les arbres généalogiques desquelles l'on trouve des suicides, des accidents, des meurtres, des viols, des relations incestueuses, des maladies mentales,...

L'impasse généalogique n'est  pas le fait de l'histoire elle-même mais de l'impossibilité à dire ou de l'interdit de savoir.

A l'occasion du séjour de son neveu chez elle, une femme est envahie d'une angoisse incontrôlable d'avoir pensé "ça m'ennuie qu'il soit là mercredi car ça va m'empêcher de voir mon ami". Enfant, sa mère, la laissait régulièrement à l'internat le week-end sans prévenir pour le passer avec son amant. Evénements qui ont fait basculer sa propre existence. Penser ce qu'elle a penser suffit à lui rappeler une question sans réponse: si ma mère n'est pas bonne, comment pourrais-je l'être? Elle éprouve peur, honte et culpabilité vis à vis de la mère de son neveu car elle se vit comme sa mère " indigne". Sa décision de ne pas avoir d'enfant lui permet d'éviter mais la visite de son neveu ravive la blessure et elle ne peut plus faire la distinction entre ce qui dépend d'elle, de sa mère et des situations dans lesquelles elles se sont trouvées.

 

La légitimité destructive

Les hommes, humiliés disaient: "Et si l'on profitait d'un de ces banquets abondamment arrosés pour leur sauter à la gorge? ( Les gens de K... avaient le culte des exploits guerriers et plus d'un brave était venu murmurer à l'oreille du Cheikh qu'il suffirait d'un mot de lui, qu'il suffirait d'un geste...) Il ne s'agit pas de les massacrer, pas du tout, on se contenterait de les assommer, puis on les déshabillerait, on les attacherait tout nus aux arbres, ou on les pendrait par les pieds en attendant qu'ils aient rendu gorge..." Mais le Cheikh répondait invariablement:  "le premier d'entre vous qui dégaine son arme, je l'étripe de mes propres mains. Ce que vous ressentez, je le ressens. Ce qui vous fait mal me fait mal. . Et ce que vous avez envie de faire, j'en ai envie aussi, plus que vous tous. Je sais que vous savez vous battre mais je ne veux pas d'une boucherie. Je ne veux pas inaugurer des vengeances sans fin avec mon propre beau-père qui dispose de vingt fois plus d'hommes que moi. Je ne veux pas que ce village se remplisse de veuves, de génération après génération, parce qu'un jour, nous avons manqué de patience avec ces innommables." [7]

 

La valeur éthique (appelée légitimité relationnelle) d'une personne est un acquis historique en mouvement, gagné par des contributions et des intentions de donner, obtenu dans des situations de vulnérabilité, accumulée aussi dans dommages, des malveillances, des exploitations à son égard. On le voit, la légitimité est une réserve à plusieurs entrées, résultat de l'histoire relationnelle réelle de chacun  et facteur de la motivation de chacun poussant à l'action relationnelle sous des formes constructives et destructives. La légitimité est comme une carte de crédit qui cumule les crédits selon deux formes: ai-je fait quelque chose pour quelqu'un? ( légitimité constructive) et ai-je fait subir un dommage ou en ai-je subi un? (légitimité destructive);

La légitimité destructive est un surplus d'acquis non pas par quelque chose de plus que j'aurais reçu mais à travers le simple fait d'avoir été lésé, désavantagé ou d'avoir subi un dommage. L'enfant qui n'a pas reçu ce dont il avait besoin a accumulé par ailleurs, à travers sa collection de timbres, une légitimité destructive: j'ai droit à avoir des comportements négatifs puisqu'on en a eu avec moi, j'ai subi un dommage, je prends une revanche sur autrui pour ce que je n'ai pas eu.

Chacun des membres du groupe tient une sorte de comptabilité familiale implicite. Les personnes adoptées, à la peau de couleur, porteuse d'un handicap mental, vivant un dommage physique... ou tout individu vivant une situation singulière sont des personnes particulièrement à risques de légitimité destructive dans la mesure où elles sont tentées à prendre une revanche le jour où elles réalisent que d'autres n'ont pas subi le même "dommage" qu'elle. Les lois sociales et les droits de l'homme tiennent compte de ces aspects d'être désavantagé puisqu'ils donnent droit à ces personnes à une certaine protection. Cela ne signifie pas que ces personnes posent plus de problèmes que les autres, car tous au fil de notre histoire, nous accumulons des légitimités destructives, mais qu'elles demandent  une attention plus fine.

 

Dans l'intervention face à la légitimité destructive, il est possible de prendre une position diagnostique ou descriptive en se demandant: quelle est l'origine de tel comportement? de tel trouble individuel? pourquoi telle personne l'a développé?

Une autre position est celle de se dire: "Voilà une personne qui a développé une légitimité destructive. Comment puis-je aider cette personne qui en ce sens n'est pas si différente de moi, à la transformer en légitimité constructive? Comment puis-je aider cette personne à donner malgré le fait qu'elle ait accumulé de quoi ne pas le faire?" Deux lignes directrices se dégagent pour les interventions, qui sont simultanées: d'une part, découvrir à travers quels signes la balance d'(in)justice se manifeste et d'autre part, aider les personnes à développer leur(s) capacité(s) propre(s) à donner et recevoir.

 

 

 

Se délier des liens qui nous ligotent

 

Un membre du public s'en prend au conteur: "Tu nous raconte des histoires, mais tu ne nous dis pas comment les déchiffrer! "

"Que dirais-tu si un homme qui t'a vendu des fruits, les mangeait sous tes yeux en ne laissant que les peaux dans tes mains?" répond le conteur. 

 

Entre l'histoire telle qu'elle s'est passée et le récit qu'on en fait, il y a un espace pour explorer la dynamique familiale, les processus par lesquels les idées, les modes de pensées, les sentiments et les comportements nous ont été transmis,  les ajustements entre l'identité prescrite par la famille, celle que nous souhaitons et celle que nous avons réellement acquis, et les modes familiaux que nous perpétuons pour faire savoir aux enfants ce qui est souhaitable, possible, menaçant, cause de rupture,... Devant son histoire de famille, chacun peut se transformer en chercheur d'or qui trie, ne gardant que les pépites qu'il pourra réutiliser. Un acte  d'élargissement s’opère : de sa connaissance des fils invisibles tissés dans la saga familiale, d'élargissement de sa conscience  et de mise en mouvement des processus intrapsychiques et systémiques qui à un moment donné se sont bloqués, inhibés, agités,...(ce sont les noeuds sociopsychologiques dont parle Vincent de Gaulejac, sortes d'amalgames défensifs devant des situations de la vie qui dépassent le seuil de tolérance du système familial);

Chaque histoire est unique. Chaque être est bloqué dans son système par une porte dont le seul accès est une serrure. La clé se trouve parmi tout ce que la vie met sur notre chemin. Transcender l'histoire familiale et faire chanter son arbre généalogique, c'est honorer ses ancêtres en comptant parmi eux. Nous sommes nés d'un feu d'artifice d'orgasmes ancestraux (même si certains veulent nous faire croire à la famille nucléaire ou monoparentale). Nous pouvons permettre au lien qui nous lie au passé de devenir "trans-parent" et ainsi, retrouver notre spontanéïté (la spontanéïté signifiant "né de soi").

Cela implique un véritable travail d'une part, à rebrousse-temps et d'autre part, d'acoustique c'est à dire de mise en écho de l'espace-temps d'aujourd'hui avec l'espace-temps du passé. La libération des mémoires familiales nous débloque de nos restrictions et nous donne accès à de nouveaux modes de communication et à des potentialités relationnelles élargies. Ces ouvertures impliquent aussi un équilibrage: les choses se réorganisent de la même manière que le cerveau le fait après une lésion. Donner sens à ce que la généalogie nous apprend à travers nos troubles permet de déprogrammer l'histoire du passé: il ne s'agit pas de changer les événements mais de modifier les ressentis et les croyances qui y sont reliés.

 

La vie est devant. Pas derrière.         


 


[1]Vincent de Gaulejac,  L'histoire en héritage, Roman familial et trajectoire sociale, Editons Desclée de Brouwer, Collection sociologie clinique, 1999.

[2]Donald Winnicott, L'enfant et sa famille, Petite Bibliothèque Payot, 1984

Donald Winnicott, Jeu et réalité, Gallimard, 1978

 

[3]Boris Cyrulnik, Les vilains petis canards, Editions Odile Jacob, 2001

[4]Guy Ausloos, La compétence des familles, Editions Erès 1999

[5]Nicolas Abraham et Maria Török, L'écorce et le noyau, Editions Flammarion, 1970

[6]Citée par Anne Ancelin Shützenberger, Aïe mes aïeux, Editions DDB

[7]Amin Maalouf, Le rocher de Tanios, Livre de poche